Ce qui est perdu
D'abord cette histoire de mémoire de narratologie sur Ce qui est perdu de V. Delecroix
Quand j'ai lu le livre de V. Delecroix Ce qui est perdu,
j'ai d'abord songé à te l'envoyer. Il me semblait évident qu'en lisant
ce livre, que je t'aurais destiné, tu découvrirais tout ce qu'il y
avait dans mon coeur et qu'enfin tu serais en mesure de me comprendre
et de me revenir. Je veux dire que non seulement tu me comprendrais et
tu te comprendrais toi-même (et par conséquent tu réaliserais la
terrible erreur que tu as commise en me quittant), mais le mélange
subtil de philosophie, de légèreté et d'autodérision dont je ferais
montre en te donnant à lire ce livre un peu comme si je l'avais écrit
moi-même en m'adressant à toi, achèverait de te reconquérir. Et si ce
n'était le cas, disais-je à mon amie Aurélia quand je lui exposais mon
projet, si ce n'était le cas, c'est que tu ne valais vraiment pas la
peine d'être reconquis. Ce à quoi elle me répondit que c'était ce
qu'elle s'escrimait à me dire depuis des semaines (que tu ne valais pas
la peine), et qu'au moins si cela me servait à le comprendre, ça aurait
une quelconque utilité, mais qu'elle trouvait dommage que je gaspille
quatorze euros plus les frais de port juste pour vérifier une telle
évidence. De toute façon, avait-elle ajouté, ton livre, il ne prendra
même pas la peine de le lire. Là, je devais bien reconnaître qu'elle
disait probablement juste. Je pouvais bien t'offrir le livre, mais
encore faudrait-il que tu dépasses la lecture du titre - Ce qui est
perdu - Notre amour, répondrais-tu, affaire classée ; et que tu ne
passes à autre chose. C'est pour cela d'ailleurs que j'avais imaginé
une stratégie. Pour que tu lises le livre, je pensais y joindre en
exergue un petit mot manuscrit, juste une citation prise à la page 147
susceptible de piquer sinon ta curiosité, tout au moins ton
orgueil ou ton amour-propre (ce qui est en fait la même chose) : « Il
n'est pas donné à tout le monde de savoir lire, n'est-ce pas ? »
Cette
phrase, me disais-je, quand tu la liras, tu te sentiras obligé de lire
le livre parce que tu comprendras qu'il contient un message qui t'es
destiné.
Peut-être, objecta mon ami Hubert, à qui je
chuchotais mon idée au troisième étage de la Bibliothèque Municipale,
mais tout de même, ce livre, ce n'est pas toi qui l'as écrit : comment
pourrait-il contenir un message de toi adressé à lui ? Et quand bien
même, comment pourrait-il, lui, le comprendre, ce message que toi, tu
voudrais lui faire passer par la voix de ta lecture ? Il n'aura jamais
accès à ta lecture de ce livre, au mieux, il aura accès à la sienne (au
pire, et c'est probable, il se contentera de mettre le livre dans un
coin)... dois-je te rappeler, ajouta-t-il avec un sourire complice,
cette phrase que tu m'as attribuée, et que j'aurais selon toi écrite en
italien : « tout texte est une machine paresseuse qui prie le lecteur
d'accomplir une partie de son propre travail » ? (ça c'est une phrase
d'Umberto Eco. C'est parce que j'ai coutume de surnommer Hubert «
Umberto » à cause de la proximité de leurs prénoms, parce qu'il a
constamment le nez fourré dans un bouquin – nous nous sommes connus à
la bibliothèque - , et parce qu'il a toujours quelque chose à dire au
sujet d'un texte et de son interprétation.)
Comme d'habitude,
Hubert avait raison : tu n'aurais jamais lu dans le livre de V.
Delecroix ce que moi j'attendais que tu y lises. Et puisqu'il
s'agissait de partager avec toi ma lecture, qui te concerne, de ce
livre, j'ai pensé au mémoire de narratologie que je devais écrire pour
le moi de juin. J'ai donc décidé de traiter de ce livre – (Ce qui est
perdu) – dans mon mémoire; et de m'adresser à toi en écrivant ce texte,
plutôt qu'à André Bellatore, puisque c'est à cause de toi que je
l'écris, même si c'est lui qui le lira au final. Après tout, arguai-je
à Aurélia qui haussait les épaules l'air de dire que j'étais vraiment
irrécupérable, le livre de V. Delecroix n'a sans doute pas non plus été
lu par celle à qui il semble s'adresser, si tant est qu'elle existe.
L'idée de commencer mon mémoire par :
« D'abord cette histoire de mémoire de narratologie sur Ce qui est perdu de V. Delecroix
C'est
vrai, ce projet de mémoire n'était peut-être pas une bonne idée. Il y
avait quand même d'autres choses à penser, sinon d'autres choses à
faire, que ce mémoire qui n'était indispensable pour personne. Mais tu
comprends, cela avait un autre sens... »(etc)
Oui, avait reconnu
Hubert en lisant le début, c'est vrai que c'est rigolo. Mais si tu
crois que tu vas t'en tirer en te contentant de recopier le bouquin en
remplaçant juste « biographie de Kirkegaard » par « mémoire de
narratologie sur Delecroix », à mon avis tu te mets le doigt dans
l'oeil ! Et puis, avait-il ajouté goguenard, tu devrais te méfier : au
final l'écriture de la biographie de Kirkegaard dont il nous parle
pendant 155 page, ton Delecroix (enfin, son narrateur, qui porte le
même nom que lui) avoue à la page 146 qu'il ne l'a même pas encore
vraiment commencée... tu n'as pas peur qu'il en aille de même de ton
mémoire ?
Et pendant que je repensais à ce doute qu'il avait
réussi à insuffler en moi, Audrey acquiesca comme si elle lisait dans
mes pensées en dégustant son plateau repas du restaurant
universitaire. Je crois que tu n'as pas bien compris la consigne,
a-t-elle dit. Tu auras sans doute mélangé les travaux que nous avons à
fournir, a-t-elle préciser pour atténuer la critique. Le texte
autobiographique, c'est Corinne Robet qui nous a demandé de
l'écrire. Et ce n'est pas du tout pour juin mais pour décembre. Pour
André Bellatore, c'est un mémoire au sujet d'un livre, il faut que lui
parler de métalepse et de discours narrativisé, rien à voir avec
l'autobiographie !
Bien sûr que j'avais compris! Après tout,
c'était lui qui avait introduit ce livre dans ma vie. Moi, j'avais
d'abord choisi Paul Auster et j'hésitais encore entre La musique du
hasard et La nuit de l'Oracle, et même si écrire au sujet de l'un ou de
l'autre de ces deux romans avait aussi un sens important pour moi, tout
avait été balayé quand André Bellatore avait lu un passage de ce qui
est perdu, parce que ce livre parlait de toi et moi, enfin, de moi
surtout, et de ce que j'ai remâché depuis plusieurs semaines, depuis
que tu m'as quittée.
Donc écrire mon autobiographie sous forme de
mémoire universitaire en narratologie ne me semblait pas absurde, pas
plus que ne me semblait absurde l'idée de t'adresser ce mémoire à toi.
Cela était acceptable avec le livre de Delecroix, je ne crois pas que
ça aurait pu l'être avec celui d'Auster.
Sous forme de
mémoire, c'est vite dit, avait ironisé Hubert en lisant les deux
premières pages de mon travail, pour l'instant, ça ressemble plutôt à
un pauvre plagiat qui tourne déjà en rond. Je crois que c'est bon, on a
tous bien compris que tu essayais d'imiter le procédé du bouquin
de Delecroix qui consiste pour le narrateur à se mettre en scène
dialoguant avec divers personnages, les narrataires variant sans cesse
et sans prévenir, mais l'ensemble de ces scènes rapportées étant
adressées à une seule narrataire, que le narrateur interpelle à la
deuxième personne. Vois-tu, as continué Hubert poursuivant sa
démonstration, tu vas devoir faire un peu plus d'efforts d'analyse.
C'est peut-être bien joué de prendre le prétexte de travailler sur un
kaléidoscope apparemment inorganisé de dialogues, pour voguer au gré de
tes pensées sans construire ton propos, par libre association
d'idées... mais je doute que ton professeur se laisse avoir. Un
mémoire, ce n'est pas une psychanalyse, ma chère, il lui faut un plan,
un problématique, un fil conducteur, des concepts et des références
bibliographiques. Voilà ce que m'avait dit Hubert à la bibliothèque.
J'en avais conclut tu t'en doutes, qu'il était beaucoup plus qualifié
que moi pour réussir ce mémoire, mais je n'allais quand même pas lui
demander de faire le travail à ma place. Comme tu peux remarquer, ce
n'était ni très encourageant ni très agréable à entendre, mais c'est
parfois utile d'être critiquée sans concession et c'est aussi pour cela
que je le considère comme un ami véritable.
Mais ami ou pas
ami, et même si je savais pertinemment qu'il avait raison, il
commençait quand même à me les briser d'autant que je t'imaginer
aquiesçant derrière son épaule, toi aussi, du haut de ton expérience
autorisée de chercheur en sociologie. Moi, vois-tu, et c'est ce que je
lui ai répondu, je n'avais pas envie d'écrire les choses ainsi. Je
n'avais pas envie de démasquer la construction romanesque sous
l'apparence décousue du récit, pas envie d'écrire Grand Un présentation
de l'auteur, avec des éléments biographiques trouvés dans voici et un
topo bien documenté sur Kirkegaard entièrement pompé sur internet, pas
envie de me demander si c'est dans le Grand Deux ou dans le Grand Trois
que je détruirai les personnage en les réduisant à leur fonction et en
montrant comment l'auteur s'amuse à introduire, par la voix-mêmes de
ses personnages, des éléments pour empêcher le lecteur d'être dupe de
ces personnages, pas envie de traquer les lieux et les temps de roman,
pas envie surtout de me placer au-dessus du texte pour en faire une
lecture lucide, intellectuelle, distanciée... universitaire. J'avais dû
m'échauffer un peu car le bibliothécaire me dévisageait avec un air
menaçant. Alors choisis un autre livre pour ton mémoire, conclut Hubert
calmement. Ou bien, fais un effort. Tu sais dans la vie, on ne fait pas
toujours ce qu'on a envie.
Je n'avais pas envie de renoncer à
ce projet. Je m'étais laissée influencée par ma lecture de La
nuit de l'Oracle, et espérais secrètement que ce que j'écrirais dans ce
mémoire, que tu le lises ou non, influerai sur le réel et que peut-être
cela te ferait revenir à moi. De toute façon je ne voyais pas de
meilleur livre pour continuer quand même à penser à toi. Et puis, ce
mémoire changerait forcément quelque chose, même si ce ne serait
probablement pas ce que je croyais au départ. Je me disais peut-être
(je ne me souviens plus si j'étais, à ce moment, en mesure de voir les
choses sous cet angle) que quand je terminerais ce mémoire mon chagrin
serait guéri, parce que tu serais revenu, ou du moins si ce n'étais pas
le cas, parce que ces mots à toi adressés m'auraient progressivement
débarrassée de ma peine, comme l'avaient fait dans le livre les fleurs
de l'ami de Mathieu p131 (et contrairement à lui, moi je ne me serais
pas ruinée). J'osais peut-être même rêver que j'abandonnerais en posant
le dernier mot de ce mémoire, toutes les lettres que tu ne m'as pas
crites, et que je pourrais poser mes yeux ailleurs que sur ton
souvenir.
Le même jour, était donc né en moi le désir d'écrire ce texte (un mémoire au sujet de Ce qui est perdu),
désir né d'une très forte identification avec le sujet du livre
et avec sa voix narrative, et en même temps que ce désir, la conscience
du danger et de l'insuffisance d'une telle identification. Nous avions
justement lu ce jour-là en cours de narratologie la nouvelle de
Cortazar La continuité des parcs, et même si je ne me sentais pas
directement menacée de mort par l'acte de lire, du moins avais-je
compris qu'un certain recul sur le texte était souhaitable, même si
c'était précisément cette absence totale de recul qui avait d'abord et
si fortement provoqué en moi le mouvement-même de l'écriture.
Je
m'armais d'un cahier neuf et d'un stylo, et sans préjuger de ce qui en
sortirai (et sans me préoccuper de toi), je me lançais dans une
deuxième lecture du livre de V. Delecroix.