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En cò de Mòni
1 novembre 2007

Ce qui est perdu

D'abord cette histoire de mémoire de narratologie sur Ce qui est perdu de V. Delecroix

Quand j'ai lu le livre de V. Delecroix Ce qui est perdu, j'ai d'abord songé à te l'envoyer. Il me semblait évident qu'en lisant ce livre, que je t'aurais destiné, tu découvrirais tout ce qu'il y avait dans mon coeur et qu'enfin tu serais en mesure de me comprendre et de me revenir. Je veux dire que non seulement tu me comprendrais et tu te comprendrais toi-même (et par conséquent tu réaliserais la terrible erreur que tu as commise en me quittant), mais le mélange subtil de philosophie, de légèreté et d'autodérision dont je ferais montre en te donnant à lire ce livre un peu comme si je l'avais écrit moi-même en m'adressant à toi, achèverait de te reconquérir. Et si ce n'était le cas, disais-je à mon amie Aurélia quand je lui exposais mon projet, si ce n'était le cas, c'est que tu ne valais vraiment pas la peine d'être reconquis. Ce à quoi elle me répondit que c'était ce qu'elle s'escrimait à me dire depuis des semaines (que tu ne valais pas la peine), et qu'au moins si cela me servait à le comprendre, ça aurait une quelconque utilité, mais qu'elle trouvait dommage que je gaspille quatorze euros plus les frais de port juste pour vérifier une telle évidence. De toute façon, avait-elle ajouté, ton livre, il ne prendra même pas la peine de le lire. Là, je devais bien reconnaître qu'elle disait probablement juste. Je pouvais bien t'offrir le livre, mais encore faudrait-il que tu dépasses la lecture du titre - Ce qui est perdu - Notre amour, répondrais-tu, affaire classée ; et que tu ne passes à autre chose. C'est pour cela d'ailleurs que j'avais imaginé une stratégie. Pour que tu lises le livre, je pensais y joindre en exergue un petit mot manuscrit, juste une citation prise à la page 147 susceptible de piquer sinon ta curiosité, tout au moins  ton orgueil ou ton amour-propre (ce qui est en fait la même chose) : « Il n'est pas donné à tout le monde de savoir lire, n'est-ce pas ? »
Cette phrase, me disais-je, quand tu la liras, tu te sentiras obligé de lire le livre parce que tu comprendras qu'il contient un message qui t'es destiné.

Peut-être, objecta mon ami Hubert, à qui je chuchotais mon idée au troisième étage de la Bibliothèque Municipale, mais tout de même, ce livre, ce n'est pas toi qui l'as écrit : comment pourrait-il contenir un message de toi adressé à lui ? Et quand bien même, comment pourrait-il, lui, le comprendre, ce message que toi, tu voudrais lui faire passer par la voix de ta lecture ? Il n'aura jamais accès à ta lecture de ce livre, au mieux, il aura accès à la sienne (au pire, et c'est probable, il se contentera de mettre le livre dans un coin)... dois-je te rappeler, ajouta-t-il avec un sourire complice, cette phrase que tu m'as attribuée, et que j'aurais selon toi écrite en italien : « tout texte est une machine paresseuse qui prie le lecteur d'accomplir une partie de son propre travail » ? (ça c'est une phrase d'Umberto Eco. C'est parce que j'ai coutume de surnommer Hubert « Umberto » à cause de la proximité de leurs prénoms, parce qu'il a constamment le nez fourré dans un bouquin – nous nous sommes connus à la bibliothèque - , et parce qu'il a toujours quelque chose à dire au sujet d'un texte et de son interprétation.)
Comme d'habitude, Hubert avait raison : tu n'aurais jamais lu dans le livre de V. Delecroix ce que moi j'attendais que tu y lises. Et puisqu'il s'agissait de partager avec toi ma lecture, qui te concerne, de ce livre, j'ai pensé au mémoire de narratologie que je devais écrire pour le moi de juin. J'ai donc décidé de traiter de ce livre – (Ce qui est perdu) – dans mon mémoire; et de m'adresser à toi en écrivant ce texte, plutôt qu'à André Bellatore, puisque c'est à cause de toi que je l'écris, même si c'est lui qui le lira au final. Après tout, arguai-je à Aurélia qui haussait les épaules l'air de dire que j'étais vraiment irrécupérable, le livre de V. Delecroix n'a sans doute pas non plus été lu par celle à qui il semble s'adresser, si tant est qu'elle existe. L'idée de commencer mon mémoire par :

« D'abord cette histoire de mémoire de narratologie sur Ce qui est perdu de V. Delecroix
C'est vrai, ce projet de mémoire n'était peut-être pas une bonne idée. Il y avait quand même d'autres choses à penser, sinon d'autres choses à faire, que ce mémoire qui n'était indispensable pour personne. Mais tu comprends, cela avait un autre sens... »(etc)

Oui, avait reconnu Hubert en lisant le début, c'est vrai que c'est rigolo. Mais si tu crois que tu vas t'en tirer en te contentant de recopier le bouquin en remplaçant juste « biographie de Kirkegaard » par « mémoire de narratologie sur Delecroix », à mon avis tu te mets le doigt dans l'oeil ! Et puis, avait-il ajouté goguenard, tu devrais te méfier : au final l'écriture de la biographie de Kirkegaard dont il nous parle pendant 155 page, ton Delecroix (enfin, son narrateur, qui porte le même nom que lui) avoue à la page 146 qu'il ne l'a même pas encore vraiment commencée... tu n'as pas peur qu'il en aille de même de ton mémoire ?
Et pendant que je repensais à ce doute qu'il avait réussi à insuffler en moi, Audrey acquiesca comme si elle lisait dans mes pensées en dégustant son  plateau repas du restaurant universitaire. Je crois que tu n'as pas bien compris la consigne, a-t-elle dit. Tu auras sans doute mélangé les travaux que nous avons à fournir, a-t-elle préciser pour atténuer la critique. Le texte autobiographique, c'est  Corinne Robet qui nous a demandé de l'écrire. Et ce n'est pas du tout pour juin mais pour décembre. Pour André Bellatore, c'est un mémoire au sujet d'un livre, il faut que lui parler de métalepse et de discours narrativisé, rien à voir avec l'autobiographie !
Bien sûr que j'avais compris! Après tout, c'était lui qui avait introduit ce livre dans ma vie. Moi, j'avais d'abord choisi Paul Auster et j'hésitais encore entre La musique du hasard et La nuit de l'Oracle, et même si écrire au sujet de l'un ou de l'autre de ces deux romans avait aussi un sens important pour moi, tout avait été balayé quand André Bellatore avait lu un passage de ce qui est perdu, parce que ce livre parlait de toi et moi, enfin, de moi surtout, et de ce que j'ai remâché depuis plusieurs semaines, depuis que tu m'as quittée.
Donc écrire mon autobiographie sous forme de mémoire universitaire en narratologie ne me semblait pas absurde, pas plus que ne me semblait absurde l'idée de t'adresser ce mémoire à toi. Cela était acceptable avec le livre de Delecroix, je ne crois pas que ça aurait pu l'être avec celui d'Auster.

Sous forme de mémoire, c'est vite dit, avait ironisé Hubert en lisant les deux premières pages de mon travail, pour l'instant, ça ressemble plutôt à un pauvre plagiat qui tourne déjà en rond. Je crois que c'est bon, on a tous bien  compris que tu essayais d'imiter le procédé du bouquin de Delecroix qui consiste pour le narrateur à se mettre en scène dialoguant avec divers personnages, les narrataires variant sans cesse et sans prévenir, mais l'ensemble de ces scènes rapportées étant adressées à une seule narrataire, que le narrateur interpelle à la deuxième personne. Vois-tu, as continué Hubert poursuivant sa démonstration, tu vas devoir faire un peu plus d'efforts d'analyse. C'est peut-être bien joué de prendre le prétexte de travailler sur un kaléidoscope apparemment inorganisé de dialogues, pour voguer au gré de tes pensées sans construire ton propos, par libre association d'idées... mais je doute que ton professeur se laisse avoir. Un mémoire, ce n'est pas une psychanalyse, ma chère, il lui faut un plan, un problématique, un fil conducteur, des concepts et des références bibliographiques. Voilà ce que m'avait dit Hubert à la bibliothèque. J'en avais conclut tu t'en doutes, qu'il était beaucoup plus qualifié que moi pour réussir ce mémoire, mais je n'allais quand même pas lui demander de faire le travail à ma place. Comme tu peux remarquer, ce n'était ni très encourageant ni très agréable à entendre, mais c'est parfois utile d'être critiquée sans concession et c'est aussi pour cela que je le considère comme un ami véritable.

Mais ami ou pas ami, et même si je savais pertinemment qu'il avait raison, il commençait quand même à me les briser d'autant que je t'imaginer aquiesçant derrière son épaule, toi aussi, du haut de ton expérience autorisée de chercheur en sociologie. Moi, vois-tu, et c'est ce que je lui ai répondu, je n'avais pas envie d'écrire les choses ainsi. Je n'avais pas envie de démasquer la construction romanesque sous l'apparence décousue du récit, pas envie d'écrire Grand Un présentation de l'auteur, avec des éléments biographiques trouvés dans voici et un topo bien documenté sur Kirkegaard entièrement pompé sur internet, pas envie de me demander si c'est dans le Grand Deux ou dans le Grand Trois que je détruirai les personnage en les réduisant à leur fonction et en montrant comment l'auteur s'amuse à introduire, par la voix-mêmes de ses personnages, des éléments pour empêcher le lecteur d'être dupe de ces personnages, pas envie de traquer les lieux et les temps de roman, pas envie surtout de me placer au-dessus du texte pour en faire une lecture lucide, intellectuelle, distanciée... universitaire. J'avais dû m'échauffer un peu car le bibliothécaire me dévisageait avec un air menaçant. Alors choisis un autre livre pour ton mémoire, conclut Hubert calmement. Ou bien, fais un effort. Tu sais dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu'on a envie.

Je n'avais pas envie de renoncer à ce projet. Je m'étais laissée  influencée par ma lecture de La nuit de l'Oracle, et espérais secrètement que ce que j'écrirais dans ce mémoire, que tu le lises ou non, influerai sur le réel et que peut-être cela te ferait revenir à moi.  De toute façon je ne voyais pas de meilleur livre pour continuer quand même à penser à toi. Et puis, ce mémoire changerait forcément quelque chose, même si ce ne serait probablement pas ce que je croyais au départ. Je me disais peut-être (je ne me souviens plus si j'étais, à ce moment, en mesure de voir les choses sous cet angle) que quand je terminerais ce mémoire mon chagrin serait guéri, parce que tu serais revenu, ou du moins si ce n'étais pas le cas, parce que ces mots à toi adressés m'auraient progressivement débarrassée de ma peine, comme l'avaient fait dans le livre les fleurs de l'ami de Mathieu p131 (et contrairement à lui, moi je ne me serais pas ruinée). J'osais peut-être même rêver que j'abandonnerais en posant le dernier mot de ce mémoire, toutes les lettres que tu ne m'as pas crites, et que je pourrais poser mes yeux ailleurs que sur ton souvenir.

Le même jour, était donc né en moi le désir d'écrire ce texte (un mémoire au sujet de Ce qui est perdu), désir  né d'une très forte identification avec le sujet du livre et avec sa voix narrative, et en même temps que ce désir, la conscience du danger et de l'insuffisance d'une telle identification. Nous avions justement lu ce jour-là en cours de narratologie la nouvelle de Cortazar La continuité des parcs, et même si je ne me sentais pas directement menacée de mort par l'acte de lire, du moins avais-je compris qu'un certain recul sur le texte était souhaitable, même si c'était précisément cette absence totale de recul qui avait d'abord et si fortement provoqué en moi le mouvement-même  de l'écriture.
Je m'armais d'un cahier neuf et d'un stylo, et sans préjuger de ce qui en sortirai (et sans me préoccuper de toi), je me lançais dans une deuxième lecture du livre de V. Delecroix.

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